Adel Chibane en thérapie

La série En thérapie diffusée sur Arte occupe les écrans et s'invite dans les séances des patients et des analysants. Les dialogues (écrits par David Elkaïm, Vincent Poymiro, Pauline Guéna, Alexandre Manneville et Nacim Mekhtar) sont d'une telle finesse qu'ils captivent autant que le jeu des acteurs et des actrices.

Suite à la lecture de l'article de Hassina Mechaï pour le site Orient XXI intitulé "En thérapie". La malédiction du policier Chibane, qui propose une lecture dans laquelle je ne me suis pas retrouvée, j'ai eu envie de répondre à ses arguments pour montrer une autre interprétation possible du personnage et des rouages psychiques à l'œuvre.

Tout d'abord sur l'ambivalence d'Adel Chibane, interprété par Reda Kateb, présent mais attaquant le psy, qui, selon l'autrice, jette la suspicion. Je dirais plutôt qu'il place d'emblée le personnage dans la position du sujet qui ne veut rien (sa)voir de sa situation mais acculé par ses symptômes, il vient en consultation : résistant au dispositif et plein d'espoir que l'analyste trouve la solution telle une baguette magique. En cela il est terriblement banal et nous permet de nous identifier à lui.

Il s'installe pourtant dans la thérapie, vient à ses séances, en avance parfois, apporte du matériel et n'attend pas passivement que Dayan lui explique les choses. Il critique en effet le cadre qui consiste à "couper les cheveux en quatre" alors que dans son métier il doit "resté affuté" mais il suffit d'avoir reçu des policiers pour savoir que ces choses-là sont fréquemment dites en séance, et encore plus après les attentats de novembre 2015. Les défenses étaient d'autant plus robustes qu'il fallait absolument tenir parce que la pression professionnelle était encore plus importante. Chibane n'incarne pas l'étranger comme le postule Hassina Mechaï mais la loi qui vient d'être bafouée et veut absolument montrer qu'elle tient encore debout. Il offre un boulevard à Dayan qui considère déjà que le pays est en guerre. Ils se répondent tous les deux, niant par la même que ce sont d’abord leurs angoisses qui les font penser ainsi.

Je ne vois pas dans son personnage une grille culturaliste qui ferait de Chibane un être "privé de psyché". Il part à la recherche de son histoire et raconte les lieux dans lesquels il a vécu à tel point qu'on imagine aisément les scènes et les décors de son enfance (que j'ai reliés à mes souvenirs d'un village du Sud, des oiseaux en cage dans la cuisine de mon parrain et de ma marraine, de la boulangerie du coin de la rue). S'il avait été "privé de psyché", il ne m'aurait pas offert en tant que spectatrice - comme pendant les séances - ces images surgies sans que je les sollicite.

Adel Chibane, tel un Œdipe qui ne veut pas tuer son père et coucher avec sa mère mais le fait quand même, est acculé par l'explosion de violence qu'il a subie (une seconde fois), incapable de penser les effets en lui de ce traumatisme, il trouve dans son passage à l'acte - qui ne consiste pas pour lui à se crever les yeux - une réponse qui lui semble logique et qui vient résoudre l'immobilité à laquelle il ne peut se résoudre. Il n'est pas le seul dans la série à agir de la sorte. Le psychanalyste n'est pas en reste côté passage à l'acte, à l'image de ce que retrace Sarah Chiche dans son histoire érotique de la psychanalyse. 

Homophobie, antisémitisme, misogynie, vraiment ?

Pourquoi écrire que le personnage du policier est auréolé d’un soupçon d’homophobie quand il parle d’un ami homosexuel dont il ne donne pas le nom ? Le psychanalyste lui propose de lui donner un nom afin de donner un peu de chair. Le temps resserré de la série nécessite de donner à voir les processus psychiques rapidement. Hors des caméras, chacun dans la cure avance à son rythme et j’ai le souvenir d’avoir attendu des années qu’une analysante « lâche » les prénoms de ses frères et sœurs sur le divan. Parfois l’intime se loge où on ne l’imagine pas. Point d’homophobie insinuée ici mais bien une accélération des processus psychiques due au dispositif fictionnel.

Pourquoi quand Adel Chibane parle d’un ami en « mère juive » le taxer d’antisémitisme et ne rien dire des remarques que font le couple reçu par Philippe Dayan le jeudi, Léonora et Damien, incarnés par Clémence Poésy et Pio Marmaï ? Chacun y va de sa réflexion, le supposant juif (sur quels indices?) et se demandant ainsi s’il fait bien partie de la communauté nationale. En 2015, la violence des débats racontait justement cela. L’Autre est-il bien avec nous ? Le juif, l’étranger est-il concerné par ce que nous vivons collectivement ?

Pourquoi écrire que les mots crus qu’Adel emploie pour qualifier Ariane avec qui il a une aventure jette sur lui le soupçon de la misogynie ? Croire que la cure n’est faite que de paroles policées c’est se tromper lourdement sur les affects en jeu. Pourquoi parler de « retenue courtoise » pour parler du psychanalyste, alors que c’est justement lui – et non pas Adel - qui outrepasse le cadre avec Ariane. Effectivement Ariane l’hystérique se retrouve à contre-emploi, « entre deux hommes : celui qu’elle ne peut pas avoir mais qu’elle aime, et celui avec lequel elle se console mais qu’elle dédaigne ». Elle renvoie en miroir à Philippe Dayan et à Adel Chibane ce qu’ils sont, tiraillés entre la femme-mère et la femme-maîtresse en bons névrosés obsessionnels qu’ils sont. Pourquoi parler de misogynie au sujet du personnage interprété par Reda Kateb et ne rien dire de l’image du patriarcat dans la série qui n’en ressort pas grandie ? Avec un psychanalyste qui fantasme toujours la même femme quel que soit l’âge de celle-ci et est incapable de sortir de ses schémas malgré des années d’analyse, mais aussi avec Damien (Pio Marmaï) qui n’a trouvé comme seul mode de fonctionnement avec son épouse que le contrôle, la surveillance et la suspicion à chaque instant.

Non pas « l’homme arabe » mais le fils de son père 

Hassina Mechaï voit dans la personnalité d’Adel Chibane le stéréotype de l’homme arabe « constamment au bord de la crise de nerfs, pris dans un entre-deux bancal et déséquilibré, comme éternellement suspect » et veut croire qu’il ment au psychanalyste quand il dit n’être jamais allé en Algérie. Mais il ne s’agit pas de mensonge ici et la série ne le laisse pas croire, il ne dissimule pas ce qu’il est. Il se révèle à lui-même au cours de la thérapie, grâce à une photo qu’il « voit » pour la première fois chez ses parents. Il est allé en Algérie, il y a notamment vécu un traumatisme et les souvenirs affluent alors.

Le dialogue autour de la perquisition chez l’imam traduit chez le personnage du policier la peur d’être contaminé par l’autre, comme si le regard venait le rendre poreux à l’autre. Y voir une volonté de dissimulation c’est nier les angoisses de contamination. Etre pris pour un autre, pour l’ennemi qu’il combat tous les jours, c’est détruire l’édifice qu’il a construit en répondant ainsi au désir du père.

L'épisode avec le père du policier – devant lequel le psychanalyste ne dévoile rien de la thérapie de son fils (aurais-je tenu ?) - raconte la transmission du traumatisme et comment le silence a infusé la famille alors que chacun savait mais ne voulait pas voir les effets délétères. La haine de soi se loge dans cette imbrication de savoir et de silence. La série propose d'ailleurs une vision très freudienne du traumatisme qui se déroule en deux temps : le premier traumatisme qui survient enfant lorsque toute la famille de son père est massacrée. Il entend la scène puisqu’il est alors caché avec son père et sa mère mais il n’en voit rien une fois qu’ils sortent puisque son père lui masque les yeux. Scène oubliée et qu’il n’a pas symbolisée. Traumatisme inconscient malgré le rappel de cette période qu’il avait pourtant sous les yeux avec la photo encadrée chez ses parents. Et le deuxième lorsque, une fois adulte et policier, il entre dans le Bataclan et que sa vue se brouille à ce moment-là et qu'il est victime d'une « absence ». Il est incapable de voir ce qu’il se passe. C’est bien le deuxième traumatisme qui réveille le premier comme dans la plus pure tradition freudienne.

Ainsi, je ne parlerai pas d’un personnage au « destin culturaliste ». Mais bien, tel un Œdipe qui réalise la prophétie malgré lui, d’un personnage qui vient incarner le destin tragique du pays écartelé entre la sidération forcément mortifère et l’action qui arrive nécessairement trop tard puisque le mal est déjà fait. Il a jusque là obéi au père qui lui a intimé par son silence de se tenir droit pour ne pas déroger à la loi mais le rejeu du traumatisme vient briser l’édifice qu’il avait construit et il ne trouve que par le passage à l’acte du départ auprès des Kurdes un moyen de (se) fuir. Ce qui est un très bon moyen d’arrêter sa thérapie quand on n’en veut rien savoir.

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