De "Malaise dans la culture" à "Happycratie"

En 1929, Freud écrit Le malaise dans la culture, un livre que selon notre humeur on pourrait qualifier de très pessimiste ou de remarquablement clairvoyant. Presque 100 ans plus tard, Eva Illouz et Edgar Cabanas publient Happycratie. Comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, dans lequel ils retracent la généalogie de l'obligation au bonheur et ses implications aussi bien collectives qu'individuelles.
Comment est-on passé du constat fait par Freud à une idéologie qui, en plus d'être une chimère, s'avère profondément culpabilisante pour le sujet ?

Dans Le malaise dans la culture, Freud observe que face aux nombreux désagréments de la vie (douleurs, déceptions, tâches insolubles), les individus optent pour des "remèdes sédatifs" par l'intermédiaire de diversions, de satisfactions substitutives et de stupéfiants. Cela s'avère indispensable pour faire face au quotidien. Un siècle plus tard, force est de constater que les humains usent de ces mêmes remèdes.

Freud avait bien conscience de l'aspiration au bonheur des individus mais il percevait aussi l'échec de cette quête constante : "Ils aspirent au bonheur, ils veulent devenir heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but positif et un but négatif, elle veut d’une part que soient absents la douleur et le déplaisir, d’autre part que soient vécus de forts sentiments de plaisir. Au sens le plus étroit du mot, "bonheur" ne se rapporte qu'au dernier point. (...) On notera que c’est simplement le programme du principe de plaisir qui pose la finalité de la vie. (…) Toute persistance d’une situation désirée par le principe de plaisir ne donne qu’un sentiment d’aise assez tiède ; nos dispositifs sont tels que nous ne pouvons jouir intensément que de ce qui est contraste et ne pouvons jouir que très peu de ce qui est état. (...) Il y a beaucoup moins de difficultés à faire l’expérience du malheur. La souffrance menace de trois côtés, en provenance du corps propre qui, voué à la déchéance et à la dissolution, ne peut même pas se passer de la douleur et de l’angoisse comme signaux d’alarme, en provenance du monde extérieur qui peut faire rage contre nous avec des forces surpuissantes, inexorables et destructrices, et finalement à partir des relations avec d’autres hommes. (...) Une satisfaction sans restriction de tous les besoins s'impose comme la façon la plus tentante de conduire sa vie, mais cela signifie mettre la jouissance avant la prudence et cela trouve sa punition après une brève pratique." Ainsi, vivre le bonheur de manière constante s'avère compliqué puisqu'il est impossible de faire advenir à soi des contrastes constants. De plus, la souffrance menace non seulement en soi mais aussi en provenance du monde extérieur et dans les relations humaines. C'est ici que le retournement analysé dans Happycratie trouve tout son sens car les auteurs montrent bien que l'idéologie du bonheur a pour corollaire une responsabilité individuelle accrue plaçant à l'arrière-plan la question du collectif. Vagues de licenciement ou lois liberticides, c'est à l'individu de chercher en lui comment il peut le supporter et surtout comment il va forcément en faire une force individuelle puisqu'il n'est pas question d'aller mal. Tous les "outils" du développement personnel sont à portée de main, s'il échoue à accepter les conditions nouvelles de sa vie alors c'est bien lui qui est coupable de ne pas arriver à s'adapter.


Pourtant on ne peut être que marqués par l'actualité de ce qu'écrivait Freud à propos des stupéfiants.  "L’action des stupéfiants dans le combat pour le bonheur et le maintien à distance de la misère est à ce point appréciée comme un bienfait que les individus, comme les peuples, leur ont accordé une solide position dans leur économie libidinale. On ne leur sait pas gré seulement du gain de plaisir immédiat, mais aussi d’un élément d’indépendance ardemment désirée par rapport au monde extérieur." La remarque vaut d'ailleurs aujourd'hui aussi pour les médicaments qui tiennent une place majeure dans l'économie actuelle. Sans minimiser le soulagement qu'ils peuvent apporter, le recours chronique aux molécules biaise le rapport au monde des individus comme s'il fallait taire les particularités et s'adapter coûte que coûte. Freud avait bien remarqué que la réalité était source de souffrance et que pour être heureux le sujet faisait ce qu'il pouvait pour s'en détacher.


Alors que l'idéologie du bonheur actuelle qui a pu se développer à force de millions de dollars investis par les gouvernements dans des programmes d'étude, le secteur éducatif ainsi qu'à travers le mécénat et des fondations, Freud a bien conscience que la question du bonheur se résout de manière individuelle. "Le bonheur, dans l'acception modérée ou il est reconnu comme possible, est un problème d’économie libidinale individuelle. Il n’y a pas ici de conseils qu’il vaille pour tous ; chacun doit essayer de voir lui-même de quelle façon particulière il peut trouver la béatitude. (...) Il s’agit de savoir quelle quantité de satisfaction réelle chacun peut attendre du monde extérieur et dans quelle mesure il est susceptible de se rendre indépendant de lui ; enfin, quelle quantité de force il présume avoir pour le modifier selon ses souhaits. Ici déjà, en dehors des circonstances extérieures, la constitution psychique de l’individu deviendra décisive." De plus, les circonstances viennent transformer les capacités psychiques de chacun qui ne sont pas identiques tout au long de la vie : "Jamais nous ne sommes davantage privés de protection contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais nous ne sommes davantage dans le malheur et le désaide que lorsque nous avons perdu l’objet aimé ou son amour."
L'idéologie du bonheur voudrait donc gommer les affects négatifs, les symptômes, l'agressivité et la culpabilité. Il y a donc derrière cet idéal, un idéal de disparition du sujet qui convient parfaitement au discours capitaliste mais qui renforce aussi les symptômes des individus car le refoulement ne tient qu'un temps. La libido trouve alors d'autres moyens de s'exprimer aussi bien dans le corps social que dans le corps du sujet.

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