Fabriquer une femme ?

 « La femme n’ex-siste pas », voilà ce que disait Lacan en 1974 dans Télévision. Théorisant par là selon lui que les femmes sont toutes singulières, et donc irréductibles à un ensemble. C’est ce que Marie Darrieussecq vient travailler dans son roman Fabriquer une femme (P.O.L). En effet, une fois que Lacan a dit ça, la psychanalyse continue comme depuis plus de 100 ans à se débattre avec la différence des sexes, une conception moniste ou binariste, la primauté du phallus (qui n’est pas le pénis), la minoration du féminin et finalement peine toujours beaucoup à théoriser ce qui prend tant de place du point de vue anatomique et du côté du plaisir physique. Marie Darrieussecq, qui connaît ses classiques lacaniens, répond à la formule de 1974 par un roman. Parce que si la femme n’existe pas, il s’en fabrique pourtant des millions partout et tout le temps. Donc c’est bien qu’elle existe quelque part.


Retrouver les personnages des romans précédents de Marie Darrieussecq fait partie du plaisir de la lecture de ce livre. Alors nous voilà repartis à Clèves au Pays basque à suivre la vie de Rose (évidemment) et de Solange (forcément) qui grandissent enfants et adolescentes en amies pour la vie et voisines en plus. 


Rose y est sage, mais il lui arrive plein de choses de femmes quand même parce que son désir éclôt et que les hommes lui tournent autour. Avec qui le faire ? Quand ? Comment ? Ça en devient obsédant et ça laisse moins de place pour Solange qui en plus à ce moment-là traverse la maternité, un accouchement dramatique et traumatique et une dépression post-partum qui ne dit pas son nom. Rose ensuite part à Bordeaux pour ses études de psycho, devient psychologue (mais ça on savait, et son mari, Christian, agent immobilier et lui aussi on le connaissait), monte à Paris, fait des enfants et trouve que le monde va un peu vite pour elle et que Solange ne donne pas beaucoup de nouvelles. Rose se fabrique donc en tant que femmes dans les relations au village, pendant un concert de Barbara à Bordeaux, avec son amoureux Christian et quelques autres ou parmi la foule parisienne.


Solange, de son côté, ne fait rien comme il faut. Enceinte et lycéenne, déjà c’est compliqué mais en plus là voilà terrassée et incapable d’en parler. C’est pourtant dans une course vers la vie qu’elle s’élance. Ne pas s’éterniser à Clèves, oublier cet enfant qui l’encombre, découvrir le théâtre, répéter sur scène, jouer, vivre les nuits bordelaises, parisiennes et londoniennes. Mais aussi traverser les années SIDA et croiser les stars de la musique dans des soirées qui laissent peu de souvenirs alors qu’elles avaient l’apparence de la complétude. Puis Los Angeles, la vie au soleil toute l’année, les petits rôles, les couvertures de magazines qui ne disent pas vraiment la vérité sur elle mais en construisent une sur la femme qu’elle fabrique publiquement.


Dans la dernière partie du roman, Rose et Solange se retrouvent sous le soleil de la Californie. Elles ont 45 ans, des vies aux antipodes mais à la fin elles se tiennent la main. Le fil n’est pas rompu. Pour quel avenir ?


Entre temps, la vie a fabriqué 2 femmes parmi des milliards. Des vies très différentes mais des expériences semblables à certains moments. Ce que raconte le roman c’est qu’il n’y a pas de désir hors de la société. Il est là mais il ne se déploie que dans un ensemble de possibles. Malgré leurs vies si dissemblables en apparence, elles expérimentent du commun plus souvent qu’elles le croient. Ce qu’il leur reste à ouvrir, c’est le partage de ces expériences communes.

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