Réussites et échecs scolaires (2) : refuser d'apprendre ?

L'école n'est pas un isolat. L'élève arrive en classe plein d'idées, de conceptions du monde (farfelues, erronées, justes, tout cela à la fois aussi) et de réponses déjà établies. Autant de garanties pour s'orienter dans le monde et tenir à distance un savoir qu'il sait par avance déstabilisateur. 

Ce texte est la suite d'une première réflexion à retrouver ici.

Théorie de l'esprit

Apprendre n'est pas comprendre mais la capacité à comprendre les intentions d'autrui - ce qu'on appelle la théorie de l'esprit - est une forme d'apprentissage réalisée très tôt. Parfois même avant l'école. Or, face à cette capacité tous les enfants ne sont pas égaux. Lectures d'albums, histoires racontées par les adultes proches, réflexivité au sujet des émotions des membres de la famille, autant de moment qui initient à la théorie de l'esprit dans la mesure où l'accès aux émotions des autres se forge alors de manière progressive et sans objectif cognitif direct. Elle se construit parfois dans une répétition que l'enfant  exige quand, avec régularité, il "réclame" la même histoire tous les soirs. Une fois arrivés à l'école, les enfants devenus élèves n'ont pas développés chez eux les mêmes aptitudes qui leur sont pourtant très utiles pour la vie en collectivité et pour la compréhension des histoires qui leur sont racontés. Si l'école fait comme si le décryptage des intentions de l'autre était une capacité massivement partagée alors elle se masque la réalité et peine à comprendre les difficultés de certains élèves.

Le savoir et la loi

Une fois adultes, certains se remémorent les difficultés passées et lisent autrement la complexité qu'ils ont vécue enfant. C'est le cas de l'historien et anthropologue Maurice Olander qui s'est raconté dans l'émission A voix nue sur France Culture. Dans le premier épisode de l'émission, il parle de son enfance et de son rapport compliqué à l'étude. 

Il naît en 1946 dans une famille juive qui valorisait l'étude mais qui lisait peu. "On a fait de moi un enfant bavard qui était sans doute très dissipé et qui ne voulait pas s'appliquer à apprendre. Néanmoins quand on voulait me flatter (...) quand j'étais enfant on m'appelait "vieille tête". J'étais un enfant avec une tête d'adulte. On me créditait d'un savoir que je n'avais absolument pas."
Il revient ensuite sur l'expression qu'il a forgé dans son livre "un enfant à la volonté analphabète" : "J'ai lu extrêmement peu, presque rien, jusqu'à l'âge de 14 ans. (...) Quand je parle de volonté analphabète c'est (...) parce qu'au moment d'écrire ce livre (Un fantôme dans la bibliothèque, 2017), j'ai compris à quel point l'enfant avait saisi une chose terrifiante. C'est que le massacre et le génocide des juifs et des tziganes pendant la guerre n'était pas un acte de sauvagerie. C'est un acte promulgué par des lois. En France il y a eu les lois de Vichy. Même avant le nazisme, les pogroms étaient des choses décidées par écrit. C'est-à-dire que l'écrit, l'alphabet a pu servir à un ordonnancement, à une organisation de massacres sans fin, atteignant un génocide. Et c'est ainsi que l'adulte en moi aujourd'hui interprète le refus de de l'alphabet." Ainsi le dérèglement du monde, ordonné par l'écrit, lui était-il insupportable et venait empiéter sur son désir d'entrer dans l'écrit. 
Aujourd'hui encore des enfants refusent le savoir comme un moyen de résister au dérèglement de leur monde. Ainsi, l'injonction de certains enseignants « à changer de méthode » est certainement très complexe à comprendre pour un élève en difficulté. D'abord parce que cela signifierait qu'il a conscience de travailler avec une certaine méthode (or c'est justement cette conscientisation qui fait défaut quand la classe semble se dérouler sans lui). Ensuite parce que cette injonction ne donne pas la clé de la transformation. Mais aussi parce que cette transformation viendrait signer pour lui l'acceptation du réel qui lui est insupportable. Ce n'est que dans un long processus qu'il peut entrevoir qu'un changement personnel est un moyen d'agir sur le monde et peut le rendre plus supportable. C'est ce mouvement lent et fait d'allers-retours que les enseignants peuvent montrer, accompagner, proposer. Il leur faut donc de la patience et une certaine ouverture à l'autre.

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