Investissements, contre-investissements et Idéal du Moi dans l'alcoolisme

"Le trac des comédiens, la crainte de parler en public, l'impression de profonde incapacité devant la feuille blanche ou la toile vierge, sont autant de situations consciemment rapportées à quelque ouvrage défini autour duquel nous sentons que s'organisent de sérieuses défenses, tant le "projet" conscient ou préconscient doit être distingué des désirs inconscients contradictoires qui le sous-tendent et l'organisent.
Il semble que l'aménagement pulsionnel que constitue l'activité intellectuelle ou artistique s'avère alors trop proche de ses bases instinctuelles pour être toléré tel quel par le moi. Le refoulement qui avait donné naissance à sa parure sublimatoire paraît ne pouvoir être plus longtemps maintenu, la vérité sexuelle du projet devoir éclater dangereusement, l'illusion de toute-puissance courir le risque d'un effondrement.
Jeannine Chasseguet-Smirgel nous donne en ce domaine une fort intéressante clé clinique et théorique lorsqu'elle écrit : "Il me semble que la distinction que Freud établit dans l'Introduction du narcissisme entre les processus purement régis par l'Idéal du Moi et les processus régis par la sublimation, distinction sur laquelle, à ma connaissance, il n'est pas revenu, est ici fondamentale. En effet, la sublimation implique un changement de nature de la pulsion (qui est désexualisée) et un changement de but (qui devient socialement acceptable). Ces changements de nature et de but permettent à la pulsion de se décharger et sont donc économiquement utiles. Lorsque le processus est uniquement gouverné par l'Idéal du Moi, sans sublimation concomitante des pulsions, on aboutit soit au refoulement et au contre-investissement de la pulsion avec formation réactionnelle, soit à un déplacement de l'objet de la pulsion, soit à une idéalisation de l'objet." (Pour une psychanalyse de l'art et de la créativité, 1971.)

C'est ainsi que nous pouvons admettre que les actes projetés inhibés dont nous rendons compte ici, par le fait même qu'ils impliquent, à un moment quelconque de leur réalisation ou de leur échec, la nécessité de l'appoint alcoolique, ne ressortissent pas du registre de la sublimation, tel que ce concept peut encore malaisément être compris. Sans, pas plus que Jeannine Chasseguet-Smirgel elle-même vraisemblablement, penser que son utile distinguo résolve toutes les complexités de ce problème théorique, nous rattacherons plutôt au domaine des contre-investissements et à la prévalence de l'idéal du moi les processus que nous avons en vue, comme en témoignent d'ailleurs les variables attitudes individuelles dans cette situation de projet bloqué.
On constate que certains abandonnent, dans les meilleurs cas sous l'aile protectrice de puissantes rationalisations du type "les raisins sont trop verts". D'autres vont se complaindre mélancoliquement avec Raymond Queneau : "J'connaîtrai jamais le bonheur sur terre, je suis bien trop con !" Mais qu'il s'agisse d'attribuer à l'extérieur ou à l'intérieur de soi-même la cause du renoncement, de se défendre en projetant la dévalorisation sur l'objet du désir ou d'ouvrir la voie aux sentiments dépressifs, c'est toujours l'adverbe "trop" qui caractérise le processus. "Trop verts" ou "trop con" recèlent une intuition de la nature quantitative du phénomène ressenti.
Par ailleurs certains sujets, dont l'idéal du moi ne supporte pas la représentation anticipée de la dévalorisation narcissique liée à tout évitement conscient ou inconscient, se voient contraints de solliciter une aide extérieure à leur moi pour lever l'obstacle. Comme les phobiques s'agrippent au bras de qui leur fera traverser cette maudite place, comme les fétichistes se rivent à l'objet qui garantit l'impunité de leur jouissance, l'absorption d'alcool peut dans certains cas faire pencher le fléau de la balance bloquée des investissements et contre-investissements dans le sens de la réalisation du projet ; la langue se dénoue, l'affrontement des projecteurs n'est plus terrorisant, le stylo retrouve sa souplesse perdue."
Alain de Mijolla et Salem Shentoub, Pour une psychanalyse de l'alcoolisme, 1973, p. 392-393.




Caroline Bernard - Psychologue clinicienne
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