Un corps, ses images : mathématiques, désir et prégnance

"Commençons par répondre aux deux questions les plus élémentaires et cependant les moins bien étudiées de la littérature analytique : qu'est-ce qu'une image ? Et quel est le corps dont l'image corporelle est la réplique ? Définissons d'abord l'image en général. On croit à tort que l'image relève du seul domaine de la vision et l'on confond souvent image et image visuelle. C'est une erreur, car nous savons qu'il existe beaucoup d'autres images que l'image visuelle. Qu'est-ce donc qu'une image ? De toutes les définitions de ce terme, je préfère celle proposée par les mathématiciens parce qu'elle est la plus claire et la plus rigoureuse. Que dit-elle ? Etant donné deux objets appartenant à deux espaces distincts, on dira que l'objet B est l'image de l'objet A si à tout point ou groupe de points de B correspond un point de A. Vous le voyez, cette équation simple nous permet de comprendre aisément qu'une image est le double exact ou ressemblant d'un antécédent. L'image est ainsi la réplique fidèle ou approchante d'un original, chacun appartenant à un espace, voire à un temps différents. Par exemple, je dirai de la caricature de mon visage qu'elle est une image ressemblante, parce qu'aux traits grossiers du portrait satyrique correspond un trait précis du visage. Une fois admise cette définition épurée de l'image, reste à savoir sur quel type de support l'image se projette. L'image est donc un double qui peut apparaître soit comme un reflet sur une surface polie - par exemple le reflet de votre silhouette dans une vitre -, soit comme une représentation imprimée sur la surface virtuelle de la conscience ou de l'inconscient - par exemple, l'image consciente d'une sensation gustative ou l'image inconsciente et refoulée de la même sensation déjà éprouvée enfant -, soit, enfin, comme une attitude, un geste ou un comportement où l'image, que je qualifie d'agie, n'est projetée sur aucune surface, ni polie ni psychique, mais est, en elle-même, l'expression involontaire d'une émotion inconsciente - par exemple, un regard triste est l'image agir et révélatrice d'un deuil ignoré.
Mais que l'image soit un reflet visible, une représentation mentale consciente ou inconsciente, ou encore un geste significatif, elle reste toujours le double d'une chose. En vous rappelant cette définition, je viens d'établir le premier des trois principes qui ont servi de fil conducteur à ma recherche. Premier principe donc, le plus général : une image est toujours le double de quelque chose. Le deuxième principe s'énonce ainsi : le double, c'est-à-dire l'image, peut exister soit en nous, à l'intérieur de nous, à la manière d'une représentation mentale consciente ou inconsciente, soit en dehors de nous, visible sur une surface, ou encore, observable dans un comportement significatif. Quand nous disons que l'image se dessine en nous, nous signifions qu'elle est imprimée dans notre conscience ou dans notre inconscient, un exemple étant l'image consciente et imprécise d'un mal de dents ; et, quand nous disons que l'image se présente au-dehors, nous entendons par là qu'elle nous est extérieure, le meilleur exemple étant l'image du miroir. Alors que ce second principe désigne le lieu dans lequel s'inscrit l'image - en soi ou hors soi -, le troisième principe, éminemment psychanalytique, concerne la charge émotionnelle et fantasmatique de l'image. Il peut se formuler ainsi : il n'est d'image que prégnante, c'est-à-dire il n'est d'image que d'un objet investi affectivement, inscrit dans la mémoire consciente ou inconsciente et pris dans les rets de la relation avec l'Autre. Au fond, pour nous, psychanalystes, il n'est d'image que d'un objet aimé, haï, désiré ou craint. L'image consciente du mal de dents serait prégnante si, par exemple, elle était associée au souvenir de la seringue abominable du dentiste de mon enfance. C'est aussi l'exemple de notre petite bouteille : avant de vous en parler, son image d'autrefois était endormie, maintenant en vous en parlant, je la redécouvre et la rends prégnante. Remarquons encore que, chargée d'amour, de haine ou d'autres sentiments, l'image prégnante ne peut jamais être la copie parfaite d'un objet réel mais sa copie approximative, son double déformé. Troisième principe donc, je le souligne : il n'est d'image que prégnante ; autrement, elle reste hors du champs de la psychanalyse. Tout ce qui nous touche, c'est-à-dire tout ce qui suppose un fantasme sous-jacent, appartient au champ de l'inconscient, et tout ce qui nous indiffère en est exclu. Bref, l'image qui nous intéresse, nous, psychanalystes, est toujours celle d'un objet fantasmé, le corps en étant le paradigme."
Juan-David Nasio, Mon corps et ses images, 2007, p. 90-93.

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